HANTISES ET VIEUX DÉMONS
Rassuré, Einon rengaina son épée. Il y avait longtemps que la grotte était abandonnée. En y pénétrant, la lumière du jour lui avait ôté son aura de mystère.
Il n'y était pas revenu depuis quatre ans, depuis la nuit où on l'y avait amené sur une civière. Il gardait de la scène un souvenir étonnamment précis, en dépit de l'obscurité et du délire engendré par la fièvre. Mais les érudits et les prêtres n'affirmaient-ils pas que la plus grande clarté surgissait des affres de l'agonie? Parfois, il lui venait des rêves de lumière intense qui le fuyaient au réveil.
C'était là-haut, sur cette corniche, que se tenait le dragon et ici, étendu sur cette pierre, qu'il avait échangé une promesse contre un cœur neuf... Qu'il avait berné la mort au prix d'un parjure!
Il avait également menti pour obtenir ce qu'il désirait de Bowen. Bowen et le dragon... S'il avait été surpris de retrouver le premier, le second lui avait causé un véritable choc. La vision d'un tel monstre surgissant de la chute d'eau était déjà assez impressionnante, mais quand il avait déployé ses ailes, dévoilant la cicatrice rouge de son poitrail, Einon l'avait reconnu.
D avait hurlé... Mais la mort n'était pas venue. Il avait alors compris que ce n'était pas uniquement la cicatrice qui lui avait ouvert les yeux. Quand le dragon s'était dressé au-dessus de lui, une intuition douloureuse avait transpercé son cœur affolé... Le cœur que lui avait donné le dragon.
Celui-ci avait-il eu la même? Était-ce cela qui l'avait retenu de l'écraser? Dans tous les cas, pourquoi l'avait-il laissé fuir?
C'était en cherchant la fille qu'il avait découvert Bowen... et le dragon. Les trois acteurs de son passage de l'état de prince mourant à celui de roi vivant, réunis en un même lieu. Une coïncidence pour le moins troublante. Mais ce ne pouvait être que le hasard qui avait conduit Bowen et la fille jusqu'au repaire du dragon. Il se demanda s'ils avaient survécu à la fureur du monstre.
Il n'avait vu nulle trace d'eux quand il était retourné à la chute d'eau avec Brok et toute une compagnie de soldats, seulement les cadavres en décomposition des deux hommes tués par Bowen. À vrai dire, il ne savait pas très bien ce qui l'avait incité à revenir. Peut-être espérait-il trouver en ce lieu les réponses aux questions qui le tourmentaient. Peut-être escomptait-il tuer le dragon, purger son âme de ses péchés au moyen d'un accès de violence aveugle, comme il en avait l'habitude. Peut-être encore désirait-il juste savoir si le dragon l'avait lavé de ses autres péchés en tuant Bowen et la fille... Mais ses interrogations étaient demeurées sans réponse et son âme était toujours aussi noire.
-Quelle paix règne en ce lieu... n'est-ce pas, mon fils?
La caverne n'était point si déserte, en définitive. Aislinn apparut sur la corniche, dans une flaque de lumière tombée d'une fissure dans le toit de la caverne, et abaissa vers lui son regard si poignant.
-J'y viens parfois chercher la solitude...
La solitude? Mais elle était toujours seule, même à la cour quand le château grouillait d'invités.
-Tu n'as pas trouvé le dragon dehors?
-Non, marmonna Einon, dépité que sa mère l'ait surpris en cet endroit.
Devant elle, il se sentait démuni et transparent.
-Bowen? Kara?
-Non plus. Rien que les cadavres de mes hommes. Le dragon a dû les dévorer.
-Et il aurait dédaigné tes soldats? Quel piètre convive!
Il devina qu'elle se gaussait de lui, même si aucun sourire n'éclairait son visage.
-Et moi, pourquoi ne m'a-t-il pas mangé, mère? Pourquoi m'a-t-il laissé en vie? J'ai pourtant brisé le serment que je lui avais fait.
-C'est vrai.
Il perçut à son ton qu'elle avait cessé de se moquer.
-Alors, pourquoi?
-Je ne puis te répondre.
-Vous ne pouvez pas... ou vous ne voulez pas? Le dragon était l'emblème de votre clan. C'est vous qui m'avez conduit ici. Il doit bien y avoir une réponse!
-Peut-être réside-t-elle en ton cœur, mon fils.
Un nuage passa alors devant le soleil, replongeant Aislinn dans la pénombre.